Eh non, c’est bien ce volet qui l’a emporté et j’avoue en avoir été un peu surpris au départ. La première partie de son courrier était une sorte d’acquiescement à la notion de mystère ; je n’ose pas dire résignation. Cet acquiescement était comme justifié par un arrêt-image sur l’unité de base, l’Homme et sa condition. Pour moi, jusque là, je n’avais même pas envisagé l’analyse au niveau de cet être humain de base. Pour moi, quel aurait été l’intérêt de s’arrêter au seul maillon d’une chaîne quand l’enquête est de savoir où mène cette chaîne, bien au-delà de nous. Autrement dit, cruellement, j’ignorais délibérément le rôle de ce petit échelon du Vivant, au moment où je porte la réflexion au niveau - écrasant et énorme - de ce Vivant qui nous gère en passant allègrement d’un maillon à l’autre sans le moindre état d’âme. Autrement dit encore, quel est l’intérêt d’écouter la vibration du maillon quand il n’est pratiquement rien dans la chaîne sinon qu’une infime particule de simple transfert. Ne s’agirait-il pas d’un détournement de pensée coupable entravant la marche vers la (les) réponse(s) sur la chaîne elle-même ?

J’aurais été tenté de répondre en ce sens, tout en vivant solidairement la vie des maillons - dont d’ailleurs je suis partie intégrante - mais soucieux de garder tout l’effort sur l’axe essentiel. J’aurais volontiers conclu en disant que la remarque de mon censeur, noble mais étrangère au sujet, inciterait alors à une toute autre démarche : un nouveau livre. Un livre, de lui ou de moi, spécialisé cette fois sur le social pur tout en faisant clin d’oeil sur un débouché spirituel. Mais, je n’en suis pas convaincu, car l’expérience prouve - en partant d’exemples individuels - que l’Homme comblé socialement n’a pas spécialement envie de pousser sa réflexion plus loin, plus haut. Le nouveau nanti, ou nouvel “égalisé”, en tout cas présumé heureux; risquerait fort de faire comme ceux qui occupent actuellement la plate-forme des maillons confortables et à l’aise, c’est à dire s’en moquer - j’ai failli écrire s’en fiche - complètement. On ne serait donc pas près de voir lancer une interrogation comme celle à laquelle je me livre aujourd’hui et que je crois indispensable au sort de l’Homme... Bien sûr, il existe d’autres travaux visant la grande question, mais en réalité il y en a peu et ils émanent de personnes ayant un net a priori donc non libres dans leur recherche. Cette réaction initiale posée, j’ai tenu quand même à pousser plus loin la réflexion puisque bon gré mal gré le problème social venait de se glisser dans ma démarche. Je ne conteste pas l’intérêt que porte Guy Stoecker à l’Homme en général, mais je me demande en quoi il pourrait avoir raison, fusse-ce partiellement, dans son implication de la condition humaine. Je sais bien qu’en tout cas, le Matériel l’emporte généralement sur le Spirituel et j’aurais pu me faire beaucoup d’amis en privilégiant leur camp, aux uns ou aux autres. Il me suffisait de choisir le plus important ou le plus intéressant. Mais cela m’était impossible ; j’ai devoir d’objectivité. Je ne peux donc que me faire un maximum d’ennemis, ça c’est sûr. Mais c’est à ce prix que la pensée cheminera et c’est cela l’essentiel. Pour revenir à la remarque de M. Stoecker, elle n’est pas injustifiée dans la mesure où il est évidemment difficile de philosopher sereinement le ventre vide et sous les brimades ou coups, encore qu’à ce concept réaliste s’opposent les réactions plus ou moins discutables d’ascètes, de martyrs, etc. Mais, dans le programme de l’Humain (divin, naturel ou autre), précisément, ne serait-ce pas une formule conduisant à l’absence de pensée évolutive ? Ceci conforterait la thèse de l’Homme simple transfert d’être en être sans état d’âme ? C’est possible mais ce ne serait pas réjouissant. D’autant plus qu’il faudrait quand même prendre en compte ceux qui pensent - il y en a - qui pensent haut. Et alors ceux-là ne risqueraient-ils pas à leur tour d’être victimes de dérives plus ou moins autoritaires ? Donc la remarque de M. Stoecker m’amène à constater que si c’est cela l’explication, elle est cruelle et, entre autres, pas du tout dans la ligne que prétend vouloir appliquer la religion. Il est bon d’avoir soulevé cet aspect des choses car il met l’accent sur un aspect inattendu de mon travail. Si la théorie de l’humain l’emporte, mon travail perd une partie de son sens. Fallait-il le faire? Sert-il à quelque chose ?

A mon avis, oui. Sinon, on s’enfermerait dans ce que j’ai décrit ci-dessus, une vie de larve... Je crois donc qu’il fallait le faire. Sans cela c’est la négation des possibilités évolutives de l’Homme et dans le moyen de le sublimer. C’est alors qu’intervient le second volet fort de mon interlocuteur : “..l’essentiel étant que chaque individu habitant cette planète puisse vivre, se loger, se vêtir et accessoirement prier.” C’est intéressant, très intéressant même, mais je lui suppose une suite bien que non écrite ; ce pourrait être : “... en faisant remonter le raisonnement sur la chaîne du Vivant” . On en revient au début de cette réflexion ; l’engagement de mon interlocuteur l’emporte sur les vues supérieures, on débouche sur un “Matériel” pur et dur dont il n’est pas sûr qu’il aille de concert avec le Spirituel. J’ai posé le mot “religion”, alors me reviennent en l’esprit deux faits. La “shoah” d’abord. L’Eternel s’est-il préoccupé de ce qu’éprouvaient ses fils ? Quels arguments sont recevables ? Je balaie les termes d’épreuves, etc. L’Eternel ne s’est pas soucié du maillon. Ceux qui suivent ce précepte devront privilégier l’indifférence du sort du maillon au profit du déroulement de la chaîne. Les autres rejetteront. Peut-être y aura-t-il une 3e voie ? La deuxième qui m’arrive à l’esprit est la phrase de Napoléon disant que “une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole...”. Probablement. Mais ce constat est propre à une période. Aujourd’hui, le même Napoléon introduirait sans doute la nécessité d’un ciment un peu spirituel mais avec probablement ... d’autres boussoles! J’ai dit que ce n’était ni évident ni prévisible. Mais dès lors que l’interrogation est lancée je veux aller jusqu’au bout. Pour cela je veux m’appuyer sur les remarques de mon interlocuteur qui reprend Victor Hugo incitant à la lutte. Je ne résiste pas au plaisir d’entendre une référence à cet auteur auquel je suis attaché comme on le sait. Mais ce que je retiens surtout dans Hugo ce n’est pas son message du moment, c’est beaucoup plus subtil ; c’est ce qu’il embrasse dans l’enchaînement du passé et d’un avenir non-dit. C’est là où l’analyse de Hugo rejoint ma démarche. Il mêle l’humanisme et la spiritualité. Oui, mais lui était exceptionnel. Le serais-je ? Je baisse la tête avec humilité en entendant les éclats de rire. De toute façon, réaliste, je reprends mon thème. J’ai expliqué plus haut que je n’étais pas convaincu que le citoyen de base, une fois comblés ses désirs énumérés ci-dessus en vienne à s’intéresser vraiment au Spirituel projeté. On voit nettement mon sentiment que la hauteur du but visé oblige à ne pas s’attarder sur la situation du maillon. C’est bien une autre action, louable, grandement souhaitable, mais autre.

Pourtant, à cette occasion, je vois là une application flagrante des défauts du programme. S’attendrir sur l’humain c’est cent fois compréhensible mais cela débouche sur une sorte de blocage de la recherche dont le processus est différent. On peut se demander si c’est voulu, si c’est introduit par le jeu de quelque manoeuvre d’obstruction de l’accès à la connaissance. C’est comme si “on” voulait nous interdire de poursuivre. Pourtant, il devrait y avoir démangeaison à vouloir comprendre l’exobiologie. C’est cette science qui étudie les conditions d’apparition du vivant dont il est tout de même surprenant de savoir que la vie peut apparaître dans le vide, le très chaud, le très froid, hors air ou lumière et même dans l’acide ! Donc, je persiste et signe. Je ne regrette pas de m’être arrêté sur cet aspect des choses. D’abord il était honnête de le faire. Ensuite, le destin à travers M. Stoecker s’est manifesté pour élargir l’approche et c’est bien. Enfin, on voit une réaction possible du public dont il faut tenir compte et on découvre, à cette occasion, que la passivité prévisible du ”maillon” peut faire partie des obstacles à la progression des raisonnements comme l’Eglise, de son côté, s’y est largement employé. Alors, puisque nous parlons d’Eglise, je me demande pourquoi mon interlocuteur qui se veut protecteur du faible et partisan de la lutte - il l’écrit - ne dépasse pas le ”Matériel”. Disons-le tout net, son propos reste social et syndical ; il ne s’attaque pas à la maladie, aux coups du sort, bref aux malfaçons de l’Homme. Or, si l’on veut réaliser le confort du maillon, il ne faut pas s’arrêter au confort dit matériel, il faut pousser jusqu’aux injustices de toute sorte. C’est là qu’on rejoint mon souci du départ. Je n’admets pas les inégalités - du moins dans leurs excès - et si j’ai admis la mort comme règle du programme à étapes, je ne me résouds pas aux morts anticipées et surtout dans la douleur ou la violence. C’est ce sentiment qui m’a opposé, dès le début, aux thèses religieuses voulant imposer un effacement total conseillant à s’en remettre au “bon plaisir” de l’Eternel. Argument artificiel, trop facile, coupable, que je dénonce tout au long de mon ouvrage dès lors que j’étudie la position du “religieux” dans la chaîne du Vivant. Autrement dit, je prends l’argumentation de mon interlocuteur mais en dépassant son approche manifestement trop limitée au social, pour lui donner une extension hardie. Si la partie adverse est connue dans le volet social, elle l’est aussi dans le volet comportemental et il faut s’attaquer aux deux pour être logique. Evidemment si la première est mieux définie et aisément joignable, il n’en va pas de même pour la seconde. C’est aussi pour cela que la “lutte” évoquée par M. Stoecker s’arrête souvent à ce stade. Il est de mon honneur ou du moins de mon mérite d’aller plus loin. A dire tout net, le mot “lutte” quand il ne s’applique pas à la défense du Pays me fait penser à Arlette Laguillier, personnage fabuleux, dont je retiens que son communisme absolu et incontesté s’inscrit dans le Trotskisme. Cette voie m’interpelle dans la mesure où elle avait le mérite d’être une réaction hostile à Staline au moment où la quasi totalité du monde voyait en celui-ci le ”petit père du peuple” et non l’affreux ogre évident. Je pense avec une note d’humour noir à ce qu’aurait pu répondre Staline à ma question sur la chaîne du Vivant. Il aurait sans doute suggéré : Goulag.

Je poursuis donc résolument ma marche vers le décryptage du Vivant mais en prêtant attention au sort du “maillon” afin de ne pas être associé (par le programme) dans une indifférence finalement coupable. Cette longue interrogation aura eu le mérite de fouiller un peu plus largement le sujet et lui donner une note émotionnelle et sentimentale dont il était exclus. A la lumière de cette réflexion, je réalise que le rejet assez caractérisé de la religion à travers l’Histoire est venu surtout de la classe ouvrière. Mais c’est un autre débat. Dans celui que je poursuis, je constate que la spirale lancée par M. Stoecker continue à jouer son rôle de remise en cause. En effet, finalement, même si l’essentiel est la finalité de l’être vivant porté à son summum, chacun des maillons a droit à la considération et il n’est pas normal que le ”programme” en ait fait abstraction. Ce n’est pas logique et même affligeant. Qu’en déduire? Que ce programme ne donne pas dans la dentelle et que, religieux ou pas, spatial ou pire, il est pénible de constater autant d’indifférence. Programme pensé, voulu ou automatique, il n’est donc pas parfait puisque ne respectant pas les règles de l’harmonie naturelle qu’il est censé exprimer et qui devrait chaque fois réapparaître automatiquement à tous les échelons .Je n’ai jamais dit qu’il était parfait, loin de là, j’en cherche seulement le fil. J’ai en outre cité divers exemples de défauts dans ce processus. Cette longue pause conduit d’aileurs à être plus sévère, même si cela ne change rien à la finalité. Le plus bel exemple réussi est la formule dite du Kibboutz. Application tardive d’un concept parti du Kolkhoze soviétique, cette vie associative en fermes collectives ignorait l’argent, chacun travaillait et était pris en charge par la collectivité. Et puis un jour une opposition s’est produite par constat de la disproportion des travaux entre les uns et les autres des kibboutzim. Vieille réaction humaine amplifiée par le fait que l’évolution de l’économie a amené des Israéliens à travailler hors le Kibboutz tout en y résidant. Ceux-là devaient reverser leur salaire à la masse... c’est dur. Depuis 1970, le principe s’est délité et l’esprit de vie collective a relativement disparu. Il en va à peu près de même avec le communisme dont j’ai toujours dit que c’était la plus belle des doctrines mais irréalisable car demandant des saints ou un dictateur. On le voit bien avec Staline dont les historiens s’accordent à croire en sa bonne foi initiale avant qu’elle ne dégénère et qu’il ne devienne un des pires criminels. Ce serait tristement banal si le monde dit ouvrier n’en avait fait longtemps le but d’une idolâtrie conduisant à l’adulation permanente aujourd’hui ahurissante. Je pense que pour une part cet engouement s’expliquait par la recherche d’un personnage-phare idéal pour symboliser le propre bien-fondé de l’action ouvrière et la justifier.

Une fois encore, à travers ces exemples, on voit l’aspect vain de sublimation de personnages laïcs ou religieux censés faire comprendre le cheminement vers ce qui est au-delà et, de ce fait, ne parviennent qu’à bloquer le mécanisme au niveau du ”maillon” sans réel profit à terme. La réaction de mon interlocuteur a donc été bonne en m’obligeant à un temps de réflexion dans cette marche vers la... Vérité. Comme pour le confirmer j’ai été sensible à la remontée en mémoire d’un autre message venu d’une personne très différente et bien loin de la notion de lutte de Guy Stoecker. Je veux citer là Bernard Brunessaux. Cadre supérieur retraité d’une grande Maison de Champagne, il est socialement placé en antinomie avec le précédent interlocuteur et se promène dans une philosophie permanente jonglant avec l’au-delà. Il s’est exprimé en des poèmes issus d’une certaine forme d’écriture automatique. J’en extrais ceci :
...
“Liberté sauvage en nous n’est que triste prison.
Voyez quoi, le bitume, les usines, les machines.
Quant au corps qui se prête à trop, du beau s’enfuit.
La pitié s’annule, la misère s’installe, l’affront.
...
Pire de ne la prendre que pour objet, l’abusons.
Combien de poubelles, d’acides, d’armes sous terre d’essais.
Des forêts fauchées,l’Amazonie, pauvres poumons
Les marées noires à pourrir son sang d’argent point net.”
...
Certes, c’est un peu “hermétique”, mais à la lumière des propos du premier intervenant, ceux du deuxième viennent à propos pour montrer une certaine communauté de langage, voulant ennoblir le “maillon” que j’avais peut-être sauté un peu vite. Alors, soit, j’en accepte l’augure. Après cette concession, je pense que le chemin continue davantage assuré. Pour mieux l’encadrer je tiens à évoquer un autre aspect de l’analyse. J’évoque dans un autre chapitre l’horreur des mutilations sexuelles féminines. Je persiste évidemment dans ma condamnation de ce procédé d’arriérés, mais à cette occasion je constate que ces civilisations - le mot est trop beau il faut appeler cela des groupes - ne s’inquiètent guère du confort du maillon... C’est une raison de plus de suivre la remarque de M.M. Stoecker et Brunessaux . Visons loin. Privilégions la chaîne, mais ne négligeons pas le maillon !